“Être protestant aujourd’hui”, conférence du Pasteur Michel Bertrand

Pasteur Michel Bertrand

  • Le premier sens de « protester », le plus habituel : c’est « être contre ». C’est ce qu’ont fait, au 16ème siècle, les initiateurs du protestantisme quand ils se sont dressés face aux autorités religieuses et politiques de leur temps. C’est ce que firent aussi les protestants français au temps des persécutions, s’opposant au pouvoir absolu d’une royauté de droit divin et aux doctrines de l’Église romaine. Et comment ne pas penser, en ce lieu qui porte son nom, à MARTIN LUTHER KING (1929- >1968) qui a lutté jusqu’à en mourir « contre » la ségrégation raciale.
  • Mais le verbe « protester » signifie aussi, de manière positive, « attester pour ou devant », c’est-à-dire affirmer des convictions. Ainsi les premiers protestants ont eu à rendre compte de leur foi
    devant le peuple et les autorités. De même, si MARTIN LUTHER KING a protesté « contre » le racisme, il a en même temps protesté « pour » les droits civiques et pour la paix. Aujourd’hui être protestant c’est habiter les deux sens de ce mot. C’est oser affirmer clairement et publiquement ses convictions, et avoir le courage de le faire, quand il le faut, contre les forces et les puissances qui asservissent l’humain.
    C’est ce qu’expriment les deux symboles qui nous accompagnent, en ces jours d’inauguration et de dédicace, et auxquels les protestants sont attachés.
    Ici, sur le mur, la croix du Christ qui affirme la souveraineté de Dieu sur le monde et sur l’Église. Et dans le programme, le logo de l’Église protestante de La Réunion, avec la croix huguenote qui rappelle le passé de luttes et de résistance du protestantisme français.
    La croix du Christ qui atteste et la croix huguenote qui proteste.
    Je vous propose trois parties à mon intervention.
  1. LA GRANDE DIVERSITE DU PROTESTANTISME
    La première sera pour évoquer et comprendre la grande diversité du protestantisme.
    • Un peu d’histoire d’abord. C’est un moine allemand, Martin LUTHER (1483-1546), qui, au 16ème siècle a initié et posé les fondements de ce que l’on appelle la Réforme protestante. Bien enraciné dans la doctrine de l’Église de son temps, son étude de la Bible va le conduire à une remise en question de plus en plus radicale de la théologie officielle. En 1521, il est excommunié par le
    pape. Mais, soutenu par les Princes allemands, il va installer la Réforme dans leurs territoires.
    D’autres Réformateurs vont très vite adopter les idées nouvelles, en particulier un juriste français, Jean CALVIN (1509-1564), qui fondera en France une Église « réformée ». Ainsi, ce qui est au coeur du geste inaugural de la Réforme c’est la liberté. Liberté donnée par Dieu, liberté de conscience, liberté de penser, liberté de discuter, liberté de protester. C’est cette liberté et l’absence d’un magistère autoritaire qui expliquent, pour une large part, qu’au fil de l’histoire, le protestantisme s’est diversifié en de multiples Églises. Au point que l’on peut s’y perdre.
    • Alors pour nous aider à nous repérer dans ces divers courants du protestantisme, je les présente, de manière forcément schématique, selon trois composantes principales :
    On peut encore noter qu’avant le 16ème siècle des mouvements à visée réformatrice (Pierre Valdo en France et en Italie au 12ème siècle. Jan Hus, théologien tchèque au 14ème siècle) ont déjà existé, donnant naissance à des communautés qui, ensuite, ont rejoint la Réforme protestante, comme l’Église vaudoise d’Italie.

  1. Ce qui demande d’appuyer son étude sur les connaissances des sciences modernes : histoire, linguistique, archéologie…, comme l’ont fait en leur temps les Réformateurs. C’est d’ailleurs un des rôles des pasteurs d’accompagner le peuple de l’Église dans une lecture rigoureuse, critique et documentée de la Bible. C’est pour cela qu’ils font au minimum 5 ans d’études universitaires !
  2. De surcroît la lecture de la Bible n’est pas seulement personnelle. L’Église a aussi un rôle essentiel d’accompagnement. La référence aux textes reçus de la tradition et le dialogue communautaire permettent d’éviter les dérives individuelles et les interprétations aventureuses ! Enfin la théologie protestante insiste sur le rôle de l’Esprit de Dieu et l’importance de la prière, pour que les Écritures bibliques, livrent une Parole de Dieu pour aujourd’hui. Une Parole qui rejoint chacun au cœur de son existence concrète, afin de l’orienter, lui donner sens, la construire. Ce rapport spécifique aux Écritures bibliques est particulièrement important en ce moment, pour résister au fondamentalisme qui consiste à faire coïncider la Parole de Dieu avec la lettre de ce qui est écrit. On en voit aujourd’hui les tragiques conséquences, dans toutes les grandes traditions religieuses. En effet, dès lors que l’on prétend mettre la main sur la volonté de Dieu, celle-ci peut être posée et imposée à tous comme absolue (ab solus, à partir de soi seul, qui n’accepte rien d’autre).Une telle approche empêche aussi que la compréhension de la Bible soit confisquée par une Église, soumise à ses dogmes ou à son magistère, donnant à ceux-ci une autorité supérieure, comme c’est le cas dans l’Église romaine. Ce qui m’amène à parler de la place de l’Église.
    2.4 La place de l’Église
    L’Église, pour le protestantisme, n’est pas un intermédiaire obligé entre Dieu et le croyant. Elle n’est pas médiatrice pour son salut. Ce qui est premier c’est la Parole qui l’appelle, la rassemble et l’envoie annoncer la bonne nouvelle au monde. Concrètement, c’est une communauté où chacun peut venir écouter la Parole, sans qu’il lui soit demandé une qualification ou une qualité particulière, qu’elle soit morale ou doctrinale.
    Dieu seul connaît les frontières de son Église, qui dépasse les institutions visiblement organisées. C’est pourquoi les protestants reconnaissent que d’autres Églises peuvent être des visages de l’Église de Dieu, mais ils récusent que l’une ou l’autre puisse se considérer comme l’étant à elle seule. C’est là une différence fondamentale avec le catholicisme romain qui se considère comme le seule vraie Église, dont les formes visibles seraient instituées par Dieu. Or pour le protestantisme, l’Église visible n’est pas de fondation divine, elle ne saurait donc être sacralisée, pas plus que ceux qui y exercent un ministère. Le pasteur n’est pas un prêtre. L’Église est une institution humaine fragile, pécheresse, toujours à réformer. S’il en était besoin l’actualité nous le rappelle douloureusement !Mais si l’Église est seconde, elle n’est pas secondaire. Les Réformateurs LUTHER et CALVIN ont accordé une grande importance à la vie communautaire et à son organisation. C’est pourquoi il est si important qu’elle ait des bâtiments, comme celui-ci, qui la visibilisent et lui permettent de se rassembler. Car l’Église est une communauté nécessaire et précieuse où chacun peut prendre sa place d’être unique et singulier, où il se prépare au témoignage, où il ressource sa foi par le culte, le soutien fraternel, l’échange… Les protestants sont très attachés au débat où chacun a droit de parole, au fonctionnement collégial des institutions de l’Église, à un exercice coopératif d’une autorité partagée où fidèles et pasteurs sont sur un pied d’égalité. Cette dimension communautaire, est d’autant plus importante que nous vivons dans un monde éclaté, une société en crise de lien où l’on a peur de l’autre différent. Or justement l’’Église devrait être une communauté qui dépasse toutes les étiquettes humaines, les générations, les classes sociales, les cultures, les nationalités, les milieux différents…L’Église protestante de la Réunion en est une belle illustration et ce bâtiment en sera, j’en suis sûr, l’outil et le symbole.
    Pour résumer cette 2ème partie, je dirai que, pour le protestantisme, nul ne peut mettre la main sur Dieu. Il est toujours au-delà de ce que nous pouvons en dire ou en manifester à travers nos expressions ou nos langages humains. Car ils ne sont pas Dieu, ils ne font que renvoyer à Lui et appeler à la foi. Aucun ne saurait donc être absolutisé. Cette prétention à détenir par soi seul la vérité est à la source des dérives dogmatiques et sectaires.
  • 3. ÊTRE PROTESTANT… AUJOURD’HUI
    Je n’oublie pas que cet « aujourd’hui » se situe après une crise sanitaire dont nous ne sommes pas encore sortis. Or, si toute crise est une épreuve, elle est aussi un révélateur qui rend plus visibles des tendances profondes de la société. La crise est donc, c’est le sens du mot dans la Bible, un temps de discernement, afin d’envisager des perspectives prioritaires pour le témoignage de l’Église.Je voudrais maintenant en indiquer quatre qui, certes ne sont pas nouvelles, mais qu’il faudrait sans doute accentuer et réorienter.
    3.1 Être protestant aujourd’hui, c’est « déconfiner » Dieu
    La Réforme a toujours souligné que le chrétien est appelé à vivre sa foi dans le monde, dans le concret de sa vie quotidienne. Elle ne saurait être « confinée » en des temps et des lieux coupés de l’histoire de du monde. Fussent-ils-il aussi agréables que ce Centre MARTIN LUTHER KING. Un nom, dont la seule évocation nous encourage plutôt à « déconfiner Dieu ». C’est-à-dire à en témoigner au< coeur de la société avec ses souffrances et ses injustices, ses projets et ses bonheurs. Ce qui implique deux exigences.
    • D’abord le respect de la laïcité, que les protestants doivent plus que jamais habiter et défendre, en un temps où elle est menacée. D’un côté, par ceux qui voudraient, mettre la loi de Dieu au-dessus des lois de la République, voire les remplacer. De l’autre, par ceux qui pensent que les religions sont à exiler hors de l’espace public et à reléguer dans la sphère privée. Or, à la suite de la Réforme, les protestants considèrent qu’entre les domaines temporel et spirituel il ne doit y avoir ni confusion, ni séparation, mais distinction et articulation. L’État ne doit pas s’ingérer dans le domaine spirituel ni contraindre les consciences. 3 Inversement, les religions ne doivent pas dominer la société en imposant à tout le monde leurs propres convictions. Ainsi sont maintenues l’autonomie du politique et la liberté du croyant. C’est cela que garantit la laïcité. C’est pourquoi, au 19ème siècle et au début du 20ème, de nombreux protestants ont travaillé, avec< d’autres, à sa mise en place 4 et ils y demeurent, aujourd’hui, fermement attachés comme l’a rappelé ce matin la Présidente du Conseil presbytéral La laïcité ne saurait être une idéologie discriminatoire et punitive, c’est au contraire, un dispositif législatif de liberté qui protège la société de toute hégémonie religieuse et qui en même temps garantit l’existence publique des religions.
    • C’est dans ce cadre laïque, que le protestant est appelé à assumer une deuxième exigence : sa tâche citoyenne. Pour les Réformateurs, en effet, l’amour du prochain passe par le service de la communauté humaine. Le protestant se sait donc responsable de l’espace public, de son aménagement et de son maintien, déjà à travers sa vie professionnelle. Si je souligne ce point, c’est parce que la crise sanitaire a encore aggravé la dérive individualiste qui affecte notre capacité à faire société, à construire un monde commun. La confiance envers les pouvoirs publics, les institutions, les corps intermédiaires s’est effacée, remplacée souvent par des colères individuelles et hétéroclites, jusqu’à la violence symbolique ou physique à leur égard.
    3 « Là où par une loi humaine on prétend imposer aux âmes de croire telle ou telle chose, au gré de la volonté humaine, la Parole de Dieu n’est assurément pas présente. […] Chacun court son propre risque en choisissant sa manière de
    croire et chacun doit veiller lui-même à ce que sa foi soit correcte. […] Car la foi est une oeuvre libre et on ne peut y forcer personne. »
    Martin LUTHER, De l’autorité temporelle, Œuvres, IV, Genève, Labor et Fides, 1958, p. 31 et 33. Steeg, Pécaut, Jaurès, Briand… C’est d’ailleurs un protestant Louis Méjean qui a rédigé la Loi de Séparation des Églises et de l’État en 1905.
    Le débat, en vue de trouver des compromis permettant de vivre ensemble, s’est affaissé, il est même souvent refusé, remplacé par la confrontation et la radicalité des points de vue. Ce sont là autant de menaces pour la démocratie, qui ne peut subsister si le politique, au sens large, est ainsi disqualifié. On peut alors rappeler que les Réformateurs ont toujours souligné l’importance de la mission des autorités publiques et son nécessaire respect. Pour autant, cela n’empêche nullement le protestant d’être libre à l’égard des pouvoirs temporels,
    dont il sait qu’il ne peut tout attendre, et en tout cas pas le sens ultime de son existence, ni son salut. Quand Jésus dit « Rendez à César ce qui est à César et à Dieu ce qui est à Dieu » (Mc 12,17) il dit une chose simple et fondamentale, c’est que César n’est pas Dieu. Son pouvoir ne saurait donc être absolu, ni considéré comme sacré et intouchable. Si donc, le chrétien respecte la nécessaire mission des autorités, il peut aussi la leur rappeler, les interpeller et parfois en ultime recours leur résister, dès lors que sont en jeu la dignité humaine, le respect de la justice, la vie de la création, la liberté de croire. Il peut alors « protester » au nom de sa foi et de l’amour du prochain. Ce qui m’amène à mon 2ème point :
    3.2 Être protestant aujourd’hui, c’est prendre soin de l’autre
    En disant maintenant qu’il faut prendre soin de l’autre, je ne dis rien de très nouveau. La diaconie, le service du prochain a toujours été au coeur du témoignage du protestantisme. Ce souci des plus défavorisés a suscité tout au long de son histoire de nombreux mouvements et oeuvres. Je pense aujourd’hui à l’Action des Chrétiens pour l’abolition de la Torture (ACAT), créée par deux femmes protestantes, ou au travail de La Cimade pour l’accueil des immigrés. Cette mission diaconale fait d’ailleurs partie de votre projet de vie d’Église. Ainsi, à La Réunion, comme en d’autres lieux, des protestants sont engagés, au sein de leur Église ou en-dehors, dans divers projets d’entraide, de solidarité et d’accueil pour faire face, souvent dans l’urgence, aux diverses formes d’injustice. Ce qui est nouveau, c’est le contexte dans lequel s’exerce cette tâche diaconale.
    • D’abord parce que la crise met au grand jour ce que les militants caritatifs savaient déjà. A savoir l’existence, dans certains milieux et certains quartiers, de poches importantes de pauvreté, de processus de paupérisation, de mécanismes d’exclusion. Ce sont ces populations qui sont aujourd’hui les plus impactées par l’épidémie et ses effets (nombre de victimes du virus, détresses psychologiques, dépression, violences conjugales…), du fait de la précarité de leurs conditions de vie, de logement, d’hygiène. Ce sont ces personnes qui subissent aussi, le plus durement, les conséquences économiques de la crise, accentuant les inégalités sociales, notamment en matière de vulnérabilité professionnelle et financière.
    • En même temps cette épreuve a ouvert une autre dimension de la diaconie, ce que l’on appelle aujourd’hui, d’un mot anglais le care. Ce terme indique qu’il ne s’agit pas seulement de « soigner » au sens médical ou matériel, mais de « prendre soin ». C’est-à-dire donner de l’attention, faire preuve de sollicitude, faciliter la vie d’autrui en accomplissant des gestes quotidiens dans le souci de son bien-être et de son respect. Cela concerne les personnes en situation de précarité matérielle, mais aussi en précarité relationnelle et même spirituelle, celles et ceux qui sont seuls et qui ont peur, qui se sentent oubliés, abandonnés, qui sont en situation de dépendance et de vulnérabilité. Nous mesurons de plus en plus que, derrière les sollicitations matérielles, se cachent et se disent des blessures psychiques, des besoins affectifs, des quêtes existentielles, des attentes de reconnaissance, où chacun réclame d’être accueilli tel qu’il est, et non comme on voudrait qu’il soit. Faute de quoi s’installent des peurs et des colères qui font le lit des extrémismes racistes et xénophobes. Nos Églises peuvent offrir des lieux où ces questions et ces inquiétudes peuvent être nommées et portées devant Dieu, dans la confiance, l’échange fraternel et la prière. C’est une manière de témoigner de la sollicitude de Dieu lui-même, cette « Providence bienveillante » dont parlait CALVIN, qui nous dépasse et qui nous inspire.
    Cela peut même aller, avait déclaré le synode national de l’Église réformée de France, en 1998, jusqu’à « la désobéissance civile non-violente »
    3.3 Être protestant aujourd’hui, c’est donner à penser et à croire
    • Le rapport spécifique du protestantisme à la Bible appelle inévitablement à une démarche de réflexion personnelle. Dès le16ème siècle le plus humble des protestants apprenait à lire pour lire les Écritures et y entendre la Parole qui nourrit sa foi. Même persécuté, même isolé, cette lecture étai source de liberté de conscience, de responsabilité personnelle, de capacité à penser par soi-même. Le protestant est ainsi toujours appelé à un travail de réflexion, de formation, d’éducation.
    « L’Église est une école » disait CALVIN et LUTHER aurait voulu être instituteur s’il n’avait pas été pasteur ! C’est pourquoi, bien des protestants (Guizot, Buisson, Zay…) ont été engagés dans la promotion d’une instruction pour tous. Une émancipation culturelle qui est fondamentalement inscrite dans sa démarche spirituelle.
    • Cette intelligence de la foi est plus que jamais nécessaire pour équiper le croyant en vue de son témoignage au cœur de l’actualité. Elle requiert une approche critique du fait religieux, des formulations doctrinales, des pratiques ecclésiales et des textes, y compris de la Bible. Elle n’est pas comme on le croit et le dit trop souvent un intellectualisme stérile qui détruirait la foi. Elle est une exigence de la foi elle-même qui combat aussi bien l’apathie spirituelle que le sectarisme, le fondamentalisme et le fanatisme. D’autant que l’on constate dans le champ religieux comme dans le débat public un envahissement des émotions et des poussées d’irrationnel facteurs d’intolérance. Au point que le ressenti devenant critère déterminant du vrai il n’y a plus place pour le débat et l’argumentation raisonnable. Dans ce contexte, les protestants ont à témoigner que la foi n’est pas l’ennemi de la raison ni l’inverse. A la suite des Réformateurs, héritier aussi des Lumières du 18ème siècle, le protestant est appelé à penser ce qu’il croit et à le faire dans un dialogue avec la culture, la science, les savoirs contemporains, en utilisant parfois leurs outils et en acceptant le défi de l’interpellation réciproque.
    Être protestant aujourd’hui, c’est s’efforcer à la fois de comprendre le monde et de penser Dieu, y compris en dialogue avec ceux qui ne partagent pas nos convictions. Pour cela il ne faut pas craindre de parler de foi et de spiritualité dans la société, de mettre de la théologie dans l’espace public, de maintenir ouverte, au sein de la culture, la question de Dieu. Bref, « donner à penser et à croire » dans une société que ces deux verbes ont désertée. Cela m’amène à mon dernier point.
    3.4 Être protestant aujourd’hui, c’est oser et proposer une spiritualité
    Je dis oser, car les protestants luthériens et réformés sont généralement très pudiques sur leur spiritualité, leur piété, leur vie intérieure. Alors même qu’il faudrait témoigner de son caractère essentiel. Particulièrement aujourd’hui, où l’épreuve sanitaire a montré à quel point notre société connaît, depuis plusieurs décennies, une crise spirituelle qui prive l’individu d’une ressource essentielle de résistance. La spiritualité est en effet une dimension constitutive de l’humain. Elle
    peut être enfouie par le matérialisme de la société de consommation et l’hostilité ambiante à son égard, mais elle existe toujours. Et quand elle n’est plus prise en charge, on perçoit les conséquences douloureuses de son effacement.< J’en vois personnellement un signe dans la grande fragilité des individus révélée par la pandémie. Certes nous sommes tous éprouvés concrètement, existentiellement, relationnellement, à des degrés divers, par cette épreuve et on ne saurait sous-estimer sa gravité et son impact objectifs, comme certains l’ont fait et tentent encore de le faire. Elle a accru les inégalités je l’ai dit, la rendant d’autant plus difficile à supporter pour ceux qui étaient déjà en situation de pauvreté et de précarité. Je n’ignore pas ces réalités.
    6 Dès 1520, LUTHER demande aux Princes, de développer la scolarisation. « La prospérité d’une cité, leur écrit-il, ne dépend pas seulement de ses richesses naturelles, de la solidité de ses murs, de l’élégance de ses maisons, de l’abondance des armes dans ses arsenaux : le salut et la force d’une ville résident surtout dans la bonne éducation, qui lui donne des citoyens instruits, raisonnables, honnêtes, bien élevés ».
    Mais j’ai quand même été frappé aussi, par une faible capacité de résilience individuelle face à l’adversité, engendrant détresse psychologique, dépression, burn out, repli sur soi, colère… Y compris dans des milieux qui ne sont pas en situation de précarité. Or quand on regarde l’histoire on constate combien, en d’autres temps, des femmes et des hommes ont résisté face à l’épreuve, et même se sont mobilisés et dressés contre le mal, parce qu’ils avaient en eux une force intérieure, une confiance imprenable, une espérance qui les tenaient debout.
    Or c’est d’abord cela, dans son sens initial et large, la spiritualité, quelle qu’en soit la source, qui n’est pas forcément « religieuse ». La spiritualité a à voir, étymologiquement, avec le mot esprit qui désigne le souffle. Elle est donc ce qui peut donner du souffle à une vie essoufflée. C’est un travail intérieur qui permet à chacun de penser sa vie et de lui donner sens, qui transforme son rapport aux autres et au monde. Elle est le signe que la vie humaine ne se réduit pas à la réalité matérielle, visible, objective, consommable, réalité à laquelle il faudrait toujours s’adapter, se conformer, se soumettre. La spiritualité ouvre à des dimensions qui dépassent et bouleversent cette réalité. Elle est une force qui brise les enfermements, subvertit et transgresse les fatalités, suscite d’autres possibles, ouvre l’individu aux autres, à de l’autre et éventuellement à un Autre. C’est-à-dire à Dieu. Pour le chrétien, la spiritualité se nourrit de sa présence et de sa promesse qui le délivre de tous les confinements dans lesquels on s’enferme, pour l’entrainer vers les confins. La spiritualité est en chacun le travail de l’espérance. Il est donc particulièrement important que les Églises, notre Église, rende compte de sa spiritualité spécifique en désignant clairement à nos contemporains Celui qui en est la source. Cela implique d’accompagner leurs attentes et leurs quêtes spirituelles, notamment quand ils se tournent vers nos communautés en attente d’une Parole pour orienter leur vie.
    CONCLUSION
    Je conclue en disant que, dans leur témoignage, aujourd’hui, les protestants doivent se garder de toute position qui se voudrait normative ou dominatrice pour la société. Il s’agit donc non pas d’imposer, mais de proposer et même d’exposer ses convictions au double du verbe exposer. C’est-à-dire les présenter, mais aussi les risquer dans la rencontre avec les convictions d’autrui, en acceptant d’être transformé dans un rapport de réciprocité. Ce qui veut dire que toute conviction exprimée se trouve d’emblée articulée à la tolérance. Car, contrairement à ce que l’on pense trop souvent, conviction et tolérance ne s’excluent pas. On peut même dire qu’elles devraient constituer les deux conditions indispensables au témoignage du protestantisme dans une société laïque. En effet, la conviction n’est pas forcément l’expression d’une position dominatrice sur le plan spirituel, moral ou intellectuel. Elle est un engagement de toute la personne envers une vérité qu’on ne cesse de chercher, d’interroger et, pour les protestants, de recevoir comme un don, et non comme une propriété. Quant à la tolérance, elle n’est pas l’indifférence, cette forme de tolérance « molle » qui tolère l’intolérable. La véritable tolérance est une forme de respect d’autrui et d’intérêt pour autrui et elle ne peut donc se vivre qu’entre des hommes et des femmes de conviction et de courage. Ainsi comprises, conviction et tolérance, sont bien les deux conditions indispensables pour que les Églises protestantes et les protestants puissent témoigner dans l’espace public et répondre aux défis
    de ce temps, qui sont peut-être, en effet, avant tout aujourd’hui, des défis spirituels.”
  • Michel Bertrand

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